Moments éparpillés

Eskel s'accorda une dernière bouffée de son cigare dont la fumée rance avait envahi la pièce, laissant une atmosphère lourde et étouffante, il en avait déjà tant fumé qu'il ne se souvenait même plus de la douceur d'un air frais, seul restait un picotement irritant au fond de sa gorge chaque fois qu'il inspirait.

Le mégot achevé dans son cendrier déjà débordant posé sur la table de sa cuisine, il se leva de sa chaise pour se diriger vers le placard dont il soutira une bouteille de whisky déjà bien entamée, cela devait faire longtemps qu'elle avait été oubliée là vu les dépôts de crasse qui rendaient l’extérieur de la bouteille opaque par endroits, mais peu importait le contenant tant que l'ivresse était assurée.

Une gorgée grimaçante plus tard, il emprunta l'escalier grinçant menant au premier étage, puis le deuxième tout aussi grinçant pour gagner le grenier. Les fenêtres qui n'avaient pas dû être lavées depuis une éternité ne laissaient passer qu'une faible lumière, des volutes de poussière flottaient dans l'air et s'échouaient sur les meubles rongés par les mites à bois.

Il prit une longue inspiration alors que les deux escaliers avaient éprouvé son souffle et créé un léger vertige l'espace de quelques secondes, faiblesse vite corrigée par une gorgée d'alcool fort, comme si c'était le remède de tout ses maux.

Des bribes de souvenirs le parcouraient alors qu'il s'avançait dans la pièce envahie par une forte odeur de renfermé, il passa sa main sur un petit cheval à bascule qu'il avait peint lui-même, la couleur n'était pas restée, probablement aurait-il dû la vernir une fois la peinture achevée, peu importait puisque le jouet n'avait jamais servi. Il ne se souvenait même plus auquel de ses enfants le jouet était destiné, aucun n'était jamais resté chez lui assez longtemps pour ça.

Il ouvrit sa main pour voir l'épaisse couche de poussière qu'il avait récolté dans cette caresse et essuya ses doigts sur son pantalon déjà rendu sale par un port de deux semaines au moins. Il détestait cet endroit rempli de vieux souvenirs, la plupart mauvais, mais c'était sa vie et il venait parfois, comme ce jour, emplir son cœur d'une nostalgie cruelle. Des vases, des jouets, un pot de peinture resté ouvert des années qu'il avait entamé pour faire du grenier la chambre d'un de ses enfants, une vieille broche rouillée, une peau de loup habitée par une colonie de mites.

Il posa son regard sur sa gauche, juste à coté d'une fenêtre crasseuse pour voir une épaisse silhouette couverte de poussière et de toiles d'araignées, sa vieille armure rangée sur un mannequin avec un soin méthodique qui ne lui était pas coutumier, celle qui fut sa seconde peau lors de mille dangers et l'avait toujours protégé dans les moments les plus critiques. L'ouvrage d'une qualité remarquable était terni par le poids des années mais demeurait d'une grande efficacité, en posant ses doigts sur les gantelets, il se senti comme vivifié par le souvenir de cette force qui fut la sienne et de cette sensation grisante lorsqu'il sentait les os de ses adversaires se briser contre ses phalanges d'acier.

Il posa les deux mains sur son heaume et le souleva à la hauteur de son visage, observant le casque à la profonde balafre du coté gauche dont il portait la marque du même coté sur son visage, une bourrasque de souvenirs déferla dans son esprit, l'arche du lion à feu et à sang, le chaos, la fuite, un regard instinctif derrière lui puis le choc brutal du hachoir perçant l'acier de son heaume pour mordre violemment son visage, puis plus rien. Un coma de plusieurs jours achevé par le réveil nauséeux dû aux relans de miasmes, et la cruelle promesse de son amour laissé à jamais dans cet endroit maudit.

Sa gorge nouée prise d'une violente pointe de douleur semblable à une aiguille venant lui perforer la trachée, il laissa tomber son casque au sol pour mettre ses mains sur sa tête, la pulpe de ses doigts blanchie par la pression exercée sur son crâne comme s'il voulait aller y arracher de sa mémoire ces souvenirs insupportables et manqua de chuter sur le plancher poussiéreux en se rattrapant au bord de sa fenêtre.

Il leva son regard et vit son reflet percer l'épaisse couche de crasse sur le verre fendu, ses cheveux gris, sa barbe épaisse lui donnant l'air d'un ermite, son orbite fendu qu'il ne prenait pas la peine de couvrir quand il était reclus seul chez lui. En plongeant son regard dans cette piètre vision de lui-même il n'aurait pas su dire depuis quand il n'était véritablement sorti de chez lui, de ce taudis.

Son armure décapitée, figée comme un garde inflexible le jugeait dans cette posture immobile tel un sinistre reflet du passé, il posa la main sur sa longue épée calée entre les gantelets d'acier et la souleva, la lame était émoussée, devenue presque trop lourde pour ses mains calleuses. Il s'était longtemps demandé pourquoi il n'était pas mort ce soir là, pourquoi ce cadeau l'avait sauvé pour lui laisser la chance de vieillir seul avec le fantôme de son bonheur perdu pour toujours. Tout ces souvenirs cachés dans ce grenier pourri étaient là pour lui rappeler toutes les fois où il a vainement essayé d'aller de l'avant, mais il se sentait prêt à essayer une nouvelle fois, une dernière fois.

Son armure qu'il ne porterait plus que pour l'apparat fera certainement souffrir ses articulations usées, mais il ne voulait plus être l'ombre de lui-même, il ne voulait plus être un homme seul.